J. Brun, Peut-on parler d’une actualité des Présocratiques, in Revue de Métaphysique et de Morale, 62 (1957), p. 9-10.
« Dans la plupart des histoires de la philosophie, les présocratiques font toujours un peu figure de parents pauvres… Beaucoup d’historiens de la philosophie se situent en effet dans des perspectives plus ou moins parapositivistes, cherchant à découvrir dans les débuts de la philosophie occidentale les origines du thème essentiel des philosophies de la connaissance à savoir celui de l’homme qui, par la science, se rend maître et possesseur d’une nature qu’il comprend et qu’il utilise en vue de fins intellectualisées. C’est ainsi que les présocratiques seront donnés comme les lointains fondateurs d’une physique tournant le dos aux récits mythologiques… (ils) nous intéresseraient dans la mesure où ils auraient cherché à définir la notion de quantité, la notion de loi naturelle détachée de la croyance à quelque fatum divin, la notion d’élément permettant au sujet pensant de parvenir à l’objectivité et à l’universalité de la cogitatio1.
On peut se demander si une telle façon de lire les présocratiques ne revient pas à faire d’eux bien plutôt nos fils que nos pères; il semble en effet qu’elle veuille trouver un point de départ en fonction de ce que nous sommes devenus, faisant ainsi de ce point de départ une sorte de point d’arrivée; en remontant à la source c’est nous qui devenons la source : nous jugeons de cette première sagesse au nom d’une sagesse qui nous sert de table de valeurs pour chercher des originaux dans des copies dont nous sommes les auteurs.
A l’opposé de ces interprétations se situent celles des philosophes qui trouvent chez les présocratiques un message susceptible de nous donner quelque lumière sur la situation de l’homme d’aujourd’hui et de toujours. C’est une telle attitude que l’on rencontre avant tout chez Nietzsche dont la sympathie à l’égard des Grecs en général et des Présocratiques en particulier doit être replacée dans une atmosphère où l’on devrait citer au moins Hölderlin, Rhode et Zeller. Pour Nietzsche, la vision tragique du monde et de la vie que nous trouvons, chez les prédécesseurs de Socrate s’oppose à l’optimisme théorique de celui-ci où vertu, savoir et bonheur finissent par être identifiés : Socrate serait l’homme décadent, le non mystique, persuadé de pouvoir connaître le fond des choses (on dirait : un essentialiste) et attribuant à la connaissance la vertu d’une panacée. Socrate en tant que père de l’universalisme scientifique représenterait « le tournant décisif et l’unique pivot de l’histoire universelle »2. Il semble que l’on assiste aujourd’hui à un renouveau et à un renouvellement des présocratiques à qui l’on demande, de points de vue bien différents un antidote à une tradition positiviste dont naguère encore on les faisait précurseurs. »
NOTE: Heidegger a beaucoup contribué à ce renouveau : tel fragment d’Anaximandre, telle formule d’Héraclite ou de Parménide annonceraient des thèmes heideggériens fondamentaux. De mème le surréalisme. Cf. Y. Battistini, Trois contemporains : Héraclite, Parménide, Empédocle, traduction nouvelle et intégrale avec notes, Gallimard, 1956, où il est dit de ces contemporains que « pour avoir interrogé sur l’être, pour avoir dit la tragédie de l’homme et de ses fables, pour avoir tenté de le ramener à son unité essentielle, à son état primitif de fils du soleil », ils peuvent être considérés comme « les perpétuels gardiens de l’être et ses bergers » (dont parle Heidegger) « éclairant l’homme en son ténébreux passage » (p. 8).
Exemples donnés par l’auteur : Burnet, Robin, Tannery, Brunschwicg ↩
Nietzsche, La naissance de la Philosophie, Gallimard, 1936, p. 78. ↩