destaque
Intermediário entre o sensível e o inteligível, o animal e o divino, o “nós” [gr. hemeis] plotiniano parece assim não ter identidade. Não é uma substância, mas uma relação, e não tem outra identidade senão uma dupla identificação possível: uma pela qual pode tornar-se aquilo que não é mas que espontaneamente acredita ser — o animal, o seu “nosso” de baixo —, a outra pela qual pode tornar-se aquilo que essencialmente é sem estar sempre consciente disso: a alma separada, o seu “nosso” “de cima”.
[…] a interrogação sobre a qual o tratado se abre não pode ser atribuída à consciência ingénua — aquela que acaba de entrar nas Enéadas e que está apenas a começar a filosofar. Uma tal consciência, longe de ser capaz de tomar o seu corpo como objeto de investigação, toma-se a si própria pelo seu corpo. A fortiori, é incapaz de movimento reflexivo. Assim, é a uma consciência já filosófica, ou filosofante, que devemos atribuir tanto a investigação como a interrogação do objeto da investigação. No entanto, através do uso de “nós”, o leitor, ou principiante, é convidado a participar: e, de aporia em aporia, de dificuldade em dificuldade, ele ou ela vai desprender-se do seu corpo, perder a sua ingenuidade e descartar a sua falsa auto-evidência. Ao mesmo tempo que mostra a emergência de uma consciência que deixa de se identificar com o seu corpo para se descobrir como pensamento, o tratado 53 mostra também a emergência da consciência filosófica. Isto justifica também a decisão de Porfírio de o colocar no início das Enéadas: o seu carácter iniciático deriva tanto da sua fidelidade ao Primeiro Alcibíades como da forma como ele o reinterpreta e faz seu o projeto dele.original
C’est par là, aussi, que la démarche de Plotin se distingue de celle de Platon dans l’Alcibiade : on l’a dit, la question directrice du Traité 53 n’est pas « qu’est-ce que l’homme ? » mais « qui sommes-nous ? ». Mais c’est aussi, et plus encore, « comment pouvons-nous nous identifier à notre essence ? ». Le traité, ainsi, ne se propose pas seulement de définir l’essence, mais de décrire, et ce faisant, aussi, de susciter, l’acheminement vers celle-ci.
On objectera que ce mouvement est aussi celui que le dialogue platonicien donne à voir : son dispositif vise à mettre en scène des individus, nettement caractérisés2, et qui sont à la fois étrangers à [27] l’universel (tant, d’ailleurs, à la connaissance de l’essence qu’au désir de celle-ci), et assujettis au général (la doxa, les préjugés du milieu qu’ils représentent et qui les a façonnés). Le dialogue, en ses différents moments, et tout particulièrement à travers celui, négatif et fondateur, de l’aporie, fonctionne comme une catharsis qui va libérer le répondant des valeurs inauthentiques sur lesquelles il s’est fondé sans les avoir jamais interrogées. Son mouvement est alors celui de l’émergence possible d’un individu, libéré des préjugés, du « on », révélé au néant de ses valeurs mais aussi à l’inquiétude et au désir de la pensée. Cependant, on l’a vu, l’individu, loin d’être l’objet dernier du processus dialogique, est aussitôt reconduit à l’universel : la conversion à l’intériorité, l’exigence d’authenticité, n’aboutissent pas à la découverte d’une singularité ultime, d’un « moi » intime, mais, au contraire, de l’universel et de l’impersonnel.
Ce mouvement que le dialogue platonicien donne à voir, le Traité 53 va le prendre pour objet : plus encore, il va le décrire de l’intérieur, du point de vue même de la conscience qui en est le sujet.
[…]Aussi le hêmeis3 plotinien n’est-il ni le moi, ni le soi. L’utilisation [29] de la première personne du pluriel le dit suffisamment : le hêmeis n’est ni le moi biographique, irréductible à tout autre, ni le soi essentiel et universel ; il est intermédiaire entre l’individuel et l’essentiel, le personnel et l’impersonnel. Il désigne, en fait, la relation commune que chaque individu entretient avec son corps propre, d’une part, son essence, d’autre part. Il est, en somme, le rapport, d’écart immédiat et d’identité possible, de tout individu à son essence. On verra en effet que le « nous » se définit avant tout par une relation et par une situation, intermédiaire entre deux « nôtres » : l’animal, qui lui est inférieur, et l’âme essentielle, qui l’excède ; du premier « nous ne sommes pas séparés, même si d’autres éléments, plus nobles, sont en nous » (7, 6-8) ; mais « nous possédons aussi cet intellect qui nous excède » (8, 3).
Intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, l’animal et le divin, le « nous » plotinien paraît ainsi ne pas avoir d’identité. Il n’est pas une substance, mais une relation, et n’a d’autre identité qu’une double identification possible : l’une par laquelle il peut devenir ce qu’il n’est pas mais croit spontanément être — l’animal, son « nôtre » par le bas —, l’autre par laquelle il peut devenir ce qu’il est essentiellement sans en être toujours conscient : l’âme séparée, son « nôtre » « par le haut ».
De même qu’il n’est ni un moi ni un soi, le hêmeis plotinien n’est ni un je ni un vous : si la première personne du pluriel désigne un lieu intermédiaire entre le particulier et l’universel, la relation, commune, partagée, de tout individu à son essence, elle englobe aussi le philosophe et ses disciples (ou ses lecteurs qui, aussi bien, sont appelés à devenir des initiés) dans une communauté. On l’a vu : dans la mesure où la réflexivité plotinienne est immédiate, le dialogue devient en quelque sorte superflu. La conversion à l’intériorité, l’identification à l’essence ne requièrent plus la médiation d’un autre sujet. Aussi les jeux de questions et de réponses que l’on relève çà et là dans le Traité 53 valent-ils comme l’écho d’un questionnement scolaire beaucoup plus que comme la mise en scène d’une relation dialogique. On trouve trace, cependant, dans le texte, d’une distance, sinon entre le maître et le disciple, du moins entre la conscience philosophique et la conscience immédiate : de fait, le questionnement sur lequel s’ouvre le traité ne peut être attribué à la conscience naïve — celle qui vient de pénétrer dans les Ennéades et commence à peine à philosopher. Cette conscience-là, loin d’être capable de prendre son corps pour objet d’investigation, se prend elle-même pour son corps. Aussi est-elle a fortiori incapable d’un mouvement réflexif. C’est donc à une conscience déjà philosophique, ou philosophante, qu’il faut attribuer tant la recherche que l’interrogation sur le sujet de la recherche. Par l’usage du « nous », cependant, le lecteur, ou le débutant, se trouve convié à y participer : et, d’aporie en aporie, de difficulté en difficulté, il va se déprendre de son corps, perdre sa naïveté, se défaire de ses fausses évidences. Aussi, dans le temps même où il donne à voir l’émergence d’une conscience qui cesse de s’identifier à son corps pour se découvrir pensée, le Traité 53 donne-t-il à voir l’émergence de la conscience philosophique. Par là se justifie encore la décision prise par Porphyre de le placer à l’orée des Ennéades : son caractère initiatique tient autant à sa fidélité au Premier Alcibiade qu’à la façon dont il le réinterprète et s’approprie son projet.
De cette émergence, cependant, nous ne prenons vraiment conscience que dans les toutes dernières lignes du traité : il faut attendre le § 13 pour que la question réflexive trouve une réponse. Mais c’est parce que, précisément, nous découvrons que c’est « nous » qui sommes le sujet de la recherche philosophique, et ce, en tant même que le traité tout entier nous a amenés à le devenir à travers un mouvement que nous sommes, encore maintenant, en train d’effectuer. Au terme du Traité 53, la distance entre la conscience naïve et la conscience philosophique a donc été abolie, résorbée dans la communauté d’une même visée — et ce au terme d’un dynamisme qui se confond avec le texte même et que celui-ci, en un ultime retour réflexif, décrit.
On voit donc comment, en dépit de son abstraction, de sa complexité, le Traité 53 est un texte efficace, un texte agissant. Aussi aura-t-on, en le commentant, à en identifier les effets, en marquant, de paragraphe en paragraphe, les progrès accomplis par le lecteur, les orientations successives de sa conscience.
On songe ici au projet de Hegel dans La Phénoménologie de l’esprit, ainsi qu’à la façon dont se pose, au début de la Science de la logique, le problème du commencement de la Science, et des conditions auxquelles le « Je » peut être posé à son fondement : pour que Je soit commencement et fondement de la philosophie, il faut, écrit Hegel, qu’il accède à sa conscience comme Je absolu et s’élève au point de vue du savoir pur « où justement la différence du subjectif et de l’objectif a disparu. Mais sous la forme où cette élévation est ainsi exigée immédiatement, c’est un postulat subjectif ; pour se prouver comme exigence véritable, il faudrait que le mouvement continu du Je concret ou de la conscience immédiate vers le savoir pur ait été mis en évidence et présenté en [ce Je] lui-même par le truchement de sa propre nécessité » (Science de la logique, t. I, liv. I, L’Être, édition de 1812, Aubier, 1972, p. 48). Or le Traité 53, par où s’effectue, selon l’ordre voulu par Porphyre, l’entrée en philosophie, donne bien à voir le passage de la conscience immédiate à la conscience de la pure pensée, et ce, du point de vue même de la conscience. Il reste que ce trajet qui, chez Hegel, est nécessaire dans la mesure où il se trouve subordonné au procès historique par lequel l’Esprit accède à sa propre absoluité, est, chez Plotin, contingent et conditionné par un acte de liberté. ↩
Ceci est particulièrement clair dans le Premier Alcibiade qui s’ouvre sur une longue description du fils de Clinias, son apparence autant que son caractère, sa famille, ses amours, ou sa situation (103 b s.). ↩
C’est là le terme qui, à partir du traité VI, 4 (22), domine la pensée plotinienne du sujet. On le trouve déjà chez Platon, notamment dans l’Alcibiade (voir notamment 128 d-e), ainsi que chez Aristote (voir en particulier Protreptique, ff. 6 (B 61 et 62 Düring) où, parlant de l’âme « τὸ λόγον ἔχον καί διάνοιαν », Aristote écrit « καί γὰρ ἄυ τουτ’, οἶμαι, θείη τις, ὡς ἤτοι μόνον ἢ μάλιστα ἡμείς ἔσμεν τὸ μόριον τοῦτο »). Il reste que Plotin est le premier à thématiser la question de son identité, et à le distinguer tant de l’homme que de l’âme. Pour éviter toute confusion entre le pronom personnel français « nous » qui traduit le ἡμεῖς grec, et le terme grec νοῦς, qui désigne l’Intellect ou l’Esprit, on écrira le premier entre guillemets, et l’on conservera, pour le second, la graphie grecque. ↩