Bouillet: Tratado 12 (II, 4) – DE LA MATIÈRE

(§ I) Les philosophes s’accordent à définir la matière la substance, le sujet, le réceptacle des formes. Mais les uns [les Stoïciens] regardent la matière comme un corps sans qualité ; les autres [les Pythagoriciens, les Platoniciens, les Péripatéticiens] la croient incorporelle ; quelques-uns de ces derniers en distinguent deux espèces, la substance des corps ou matière sensible, et la substance des formes incorporelles ou matière intelligible.

DE LA MATIÈRE INTELLIGIBLE. — (II-V) L’existence de la matière intelligible soulève plusieurs difficultés : il semble qu’il ne saurait y avoir dans le monde intelligible rien d’informe ni de composé. Pour répondre à ces objections, il suffit de remarquer qu’appliqués aux êtres intelligibles les termes d’informe et de composé n’ont qu’une valeur relative : par exemple, l’âme n’est informe que par rapport à l’intelligence qui la détermine. En outre, la matière intelligible est immuable et toujours unie à une forme. Pour expliquer son existence, il faut considérer que les idées ou essences ont quelque chose de commun et quelque chose de propre qui les différencie les unes des autres : ce qu’elles ont de commun, c’est leur matière ; ce qu’elles ont de propre, c’est leur forme. Ainsi, la matière des idées est le sujet unique des différences multiples. Elle est le fond des choses ; et, comme la forme, l’essence, l’idée, la raison, l’intelligence sont appelées la lumière, la matière est assimilée aux ténèbres. Mais il y a une grande différence entre le fond ténébreux des choses intelligibles et celui des choses sensibles. La forme des intelligibles possédant une véritable réalité, leur substance a le même caractère ; c’est une essence éternelle, immuable. Sa raison d’être est que chaque intelligible est informe avant d’être déterminé par son principe générateur : c’est ainsi que l’Âme reçoit sa forme de l’Intelligence, et l’Intelligence de l’Un, qui est la source de toute lumière.

DE LA MATIÈRE SENSIBLE. — (VI-VIII) L’existence de la matière sensible, qui sert de sujet aux corps, se démontre par la transformation des éléments les uns dans les autres, par la destruction des choses visibles, etc. Elle n’est ni le mélange d’Anaxagore, ni l’infini d’Anaximandre, ni les éléments d’Empédocle, ni les atomes de Démocrite. La matière première (qu’il faut bien distinguer de la matière propre) est une, simple, sans qualité ni quantité. Elle reçoit sa quantité comme toutes ses qualités de la forme ou essence.

(IX-X) La matière n’a point de quantité parce que l’être est distinct de la quantité : par exemple, la substance incorporelle n’a point d’étendue. L’esprit peut d’ailleurs concevoir la matière sans quantité. Pour cela, il n’a qu’à faire abstraction de la quantité et de toutes les qualités des corps ; étant ainsi arrivé à un état d’indétermination, il conçoit la matière en vertu de cette indétermination même et il reçoit l’impression de l’informe.

(XI-XII) Pour composer les corps, il ne suffit pas de la quantité et des qualités ; il faut encore un sujet qui les reçoive. Ce sujet, c’est la matière première, qui n’a point d’étendue. Elle n’est point, comme on l’a avancé, la quantité séparée des qualités. Elle possède l’existence, quoique son existence ne soit pas claire pour la raison ni saisissable par les sens.

(XIII-XIV) Si la matière n’est pas la quantité, elle n’est pas non plus une qualité commune à tous les éléments. On ne saurait d’ailleurs regarder comme une qualité la privation, qui est l’absence de toute propriété. La matière n’est pas l’altérité, mais seulement une disposition à devenir les autres choses. Elle n’est pas non plus le non-être, mais seulement le dernier degré de l’être.

(XV-XVI) La matière n’est pas l’infini par accident ; elle est l’infini même, dans le monde intelligible comme dans le monde sensible. Cet infini, qui constitue la matière, procède de l’infinité de l’Un ; mais entre l’infini de l’Un et l’infini de la matière il y a cette différence que le premier est l’infini idéal et le second l’infini réel. Ce caractère d’infini se concilie fort bien dans la matière avec la privation de toute quantité et de toute qualité.

Étant privée de la forme, qui est la source de toute beauté et de toute bonté, la matière est par cela même laide et mauvaise.

En résumé, dans le monde intelligible, la matière est l’être parce que ce qu’il y a au-dessus d’elle, l’Un, est supérieur à l’être ; dans le monde sensible, la matière est le non-être, parce que ce qu’il y a au-dessus d’elle, l’Essence ou la Forme, est l’être véritable.