Galpérine (Banquet:18-32) – Diotima

Diotime est la Figure de la Philosophie. Elle est dans le Banquet le porte-parole de Platon. Comme lui, elle tient deux sortes de discours, tantôt dialectique tantôt mythique. C’est par un mythe d’abord qu’elle instruit le jeune Socrate sur la nature de l’Amour. Ce mythe est celui de la naissance d’un daïmôn, c’est-à-dire d’un intermédiaire entre le divin et le non-divin, l’immortel et le mortel. Son père est un dieu. Mais sa mère est l’Indigence même. C’est le sens du nom que Platon a choisi de lui donner : Penia. C’est une vagabonde et on la voit rôder autour de la table des dieux. Sans ressources, dans l’a-porie, elle est toujours en chemin, en quête d’un moyen — ce que le grec appelle mechane — de se tirer d’affaire. C’est ainsi que, voyant endormi dans le jardin de Zeus, enivré de nectar, ce dieu dont le nom signifie Ressource, Poros, elle se dit que « se faire faire un enfant » [Banquet, 203 b] du dieu serait le moyen de sortir de l’a-porie. Elle s’étend auprès de lui et c’est au cours d’un banquet divin qu’Éros est conçu. Ce banquet est celui qui rassemble les dieux en l’honneur de la naissance de la déesse de la Beauté : Aphrodite. C’est pourquoi l’Amour est par nature Amour de la Beauté. Mais comme il tient de sa mère, il la [18] désire, la poursuit mais ne la possède pas. Comme elle, il est toujours pauvre et toujours en chemin, « couchant par terre et sur la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes ou dans les chemins… » [Banquet, 203 d]. Le mythe platonicien présente la vie du désir dans le mouvement vers la possession, au seuil de la jouissance ; et il meurt comme désir dès qu’il possède l’objet de son désir. « Tantôt dans la même journée il est en pleine fleur et bien vivant tantôt il meurt. » [Banquet, 203 e] S’il peut désirer de nouveau, s’il peut renaître après s’être épuisé dans la jouissance, c’est que son père est un dieu. Mais avec une insistance singulière Platon souligne d’abord ce qu’il tient de Penia. « Premièrement il est toujours pauvre et il s’en faut de beaucoup qu’il soit délicat et beau, tel que se le figure le vulgaire ; tout au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds, sans gîte… C’est qu’il a la nature de sa mère et qu’il partage à jamais la vie de l’indigence. » [Banquet, 203 d] Cette peinture de l’Amour vise directement le discours d’Agathon [Banquet, 195 d-e], elle est dirigée contre l’image commune qu’il a complaisamment développée, celle-là même que nous retrouvons dans la tradition qui donne à Eros — au Cupidon latin — les traits d’un enfant. L’Amour, veut nous dire Platon, n’est pas une faiblesse. Ce qu’il a de divin c’est sa force, c’est la véhémence du désir. Ce vagabond est un violent. Il ne mendie pas comme sa mère. L’objet de son désir, il le ravira par la force divine qu’il tient de son père. Force « terrible », « redoutable », si on essaie de traduire l’adjectif grec deinos que Platon emploie pour caractériser la virilité de ce « démon », de ce chasseur tendu de toutes ses forces à la poursuite de sa proie [Banquet, 203 d]. Platon n’a pas donné sans raison le nom de Poros au père d’Éros. Inconnu des mythes traditionnels, ce dieu dont le nom signifie Ressource, est fils de Métis. Grande divinité primordiale, fille d’Océan, Métis apparaît à l’origine du monde comme la Pensée première. Elle est féminine. Et elle est Ruse. Principe de toutes les habiletés, de toutes les trouvailles, source inépuisable d’inventions, elle est à l’origine des traits de l’intelligence grecque dont le héros est Ulysse. Première épouse de Zeus qui l’avale dès qu’elle a conçu Athéna, elle est bien la mère de la déesse de l’intelligence. Zeus ne peut asseoir son pouvoir qu’en faisant de la Pensée première, de la source de toutes les ruses, sa propre substance1. Platon nous dit d’Éros qu’il est « sans cesse en train de tramer quelque ruse » [Banquet, 203 d]. C’est le génie de l’amour d’être une source inépuisable d’inventions nouvelles. Habile à découvrir le moyen (mechane) de se procurer ce qu’il désire, l’Amour n’est jamais sans ressources (a-poros). Tout ce qui peut le servir lui est bon : incantations, sortilèges, roueries…

« C’est un terrible sorcier, magicien, sophiste » [Banquet, 203 d], sans cesse aux aguets, à l’affût de tout ce qui est beau et bon. À tout nouvel objet de désir convient une mechane nouvelle. Épris de toute beauté, il passe sa vie à la poursuivre et, dès qu’il pense la tenir, elle lui échappe, « sans cesse s’écoule entre ses doigts le profit de ses inventions, si bien que jamais Eros n’est ni dans le dénuement ni dans l’abondance » [Banquet, 203 e]. L’Amour ne peut rien retenir et c’est par là qu’il est mortel.

Amant de la Beauté, il est aussi amant de la sagesse puisque la sagesse est parmi les choses les plus belles. Il est donc naturellement philosophe [Banquet, 204 b]. Un dieu ne philosophe pas ; il n’a pas à chercher la sagesse. Il la possède déjà [Banquet, 204 a]. L’ignorant non plus ne philosophe pas s’il n’a pas conscience d’ignorer [Banquet, 204 a]. La philosophie est intermédiaire entre la science qui se sait, celle des dieux et l’ignorance qui s’ignore, celle qui est sans désir. Elle est « l’ignorance qui se sait », celle qui ne laisse pas l’âme en repos, l’inquiétude humaine [Banquet, 204 a-c]. Platon a fait de l’Amour le symbole de la condition humaine dans sa dualité essentielle. Interprétant le mythe, Plotin dira de l’amant de la sagesse qu’il ne la chercherait pas s’il ne l’avait déjà trouvée [Plotin, Ennéades, III, 5, 9].

La pensée de Platon, dans le Banquet, présuppose une idée du divin qui ne s’exprime pas seulement chez les philosophes mais chez les poètes. « Dieu, s’il est vraiment Dieu, n’a besoin de rien », dit Euripide [Euripide, Héraclès, v. 1345]. Quel besoin aurait-il des hommes ? L’autosuffisance divine exclut l’amour. L’absolu est proprement ce qui est délié de tout rapport à un autre, séparé, solitaire. Mais c’est l’essence de l’amour d’être relation à un autre. La leçon du mythe est que l’Amour n’est pas un dieu, mais un intermédiaire entre le divin et le non-divin, le mouvement même du non-divin vers le divin. Si les hommes croient que l’Amour est un dieu, conclut Diotime, c’est qu’ils confondent le sujet aimant et l’objet aimé [Banquet, 204 c]. Dieu ne peut être que le suprêmement aimable, le désirable à titre premier. Il meut le monde, dira Aristote, sans se mouvoir lui-même, comme l’aimé meut l’amant [Aristote, Métaphysique XII, 7, 1072 b 3].


  1. Cf. M. Détienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence ou la Métis des Grecs. 

,