Aussi le hêmeis plotinien n’est-il ni le moi, ni le soi. L’utilisation de la première personne du pluriel le dit suffisamment : le hêmeis n’est ni le moi biographique, irréductible à tout autre, ni le soi essentiel et universel ; il est intermédiaire entre l’individuel et l’essentiel, le personnel et l’impersonnel. Il désigne, en fait, la relation commune que chaque individu entretient avec son corps propre, d’une part, son essence, d’autre part. Il est, en somme, le rapport, d’écart immédiat et d’identité possible, de tout individu à son essence. On verra en effet que le « nous » se définit avant tout par une relation et par une situation, intermédiaire entre deux « nôtres » : l’animal, qui lui est inférieur, et l’âme essentielle, qui l’excède ; du premier « nous ne sommes pas séparés, même si d’autres éléments, plus nobles, sont en nous » (7, 6-8) ; mais « nous possédons aussi cet intellect qui nous excède » (8, 3).
Intermédiaire entre le sensible et l’intelligible, l’animal et le divin, le « nous » plotinien paraît ainsi ne pas avoir d’identité. Il n’est pas une substance, mais une relation, et n’a d’autre identité qu’une double identification possible : l’une par laquelle il peut devenir ce qu’il n’est pas mais croit spontanément être — l’animal, son « nôtre » par le bas —, l’autre par laquelle il peut devenir ce qu’il est essentiellement sans en être toujours conscient : l’âme séparée, son « nôtre » « par le haut ».
De même qu’il n’est ni un moi ni un soi, le hêmeis plotinien n’est ni un je ni un vous : si la première personne du pluriel désigne un lieu intermédiaire entre le particulier et l’universel, la relation, commune, partagée, de tout individu à son essence, elle englobe aussi le philosophe et ses disciples (ou ses lecteurs qui, aussi bien, sont appelés à devenir des initiés) dans une communauté. On l’a vu : dans la mesure où la réflexivité plotinienne est immédiate, le dialogue devient en quelque sorte superflu. La conversion à l’intériorité, l’identification à l’essence ne requièrent plus la médiation d’un autre sujet. Aussi les jeux de questions et de réponses que l’on relève çà et là dans le Traité 53 valent-ils comme l’écho d’un questionnement scolaire beaucoup plus que comme la mise en scène d’une relation dialogique. On trouve trace, cependant, dans le texte, d’une distance, sinon entre le maître et le disciple, du moins entre la conscience philosophique et la conscience immédiate : de fait, le questionnement sur lequel s’ouvre le traité ne peut être attribué à la conscience naïve — celle qui vient de pénétrer dans les Ennéades et commence à peine à philosopher. Cette conscience-là, loin d’être capable de prendre son corps pour objet d’investigation, se prend elle-même pour son corps. Aussi est-elle a fortiori incapable d’un mouvement réflexif. C’est donc à une conscience déjà philosophique, ou philosophante, qu’il faut attribuer tant la recherche que l’interrogation sur le sujet de la recherche. Par l’usage du « nous », cependant, le lecteur, ou le débutant, se trouve convié à y participer : et, d’aporie en aporie, de difficulté en difficulté, il va se déprendre de son corps, perdre sa naïveté, se défaire de ses fausses évidences. Aussi, dans le temps même où il donne à voir l’émergence d’une conscience qui cesse de s’identifier à son corps pour se découvrir pensée, le Traité 53 donne-t-il à voir l’émergence de la conscience philosophique. Par là se justifie encore la décision prise par Porphyre de le placer à l’orée des Ennéades : son caractère initiatique tient autant à sa fidélité au Premier Alcibiade qu’à la façon dont il le réinterprète et s’approprie son projet.
De cette émergence, cependant, nous ne prenons vraiment conscience que dans les toutes dernières lignes du traité : il faut attendre le § 13 pour que la question réflexive trouve une réponse. Mais c’est parce que, précisément, nous découvrons que c’est « nous » qui sommes le sujet de la recherche philosophique, et ce, en tant même que le traité tout entier nous a amenés à le devenir à travers un mouvement que nous sommes, encore maintenant, en train d’effectuer. Au terme du Traité 53, la distance entre la conscience naïve et la conscience philosophique a donc été abolie, résorbée dans la communauté d’une même visée — et ce au terme d’un dynamisme qui se confond avec le texte même et que celui-ci, en un ultime retour réflexif, décrit.
On voit donc comment, en dépit de son abstraction, de sa complexité, le Traité 53 est un texte efficace, un texte agissant. Aussi aura-t-on, en le commentant, à en identifier les effets, en marquant, de paragraphe en paragraphe, les progrès accomplis par le lecteur, les orientations successives de sa conscience.
NOTE: [hêmeis] C’est là le terme qui, à partir du traité VI, 4 (22), domine la pensée plotinienne du sujet. On le trouve déjà chez Platon, notamment dans l’Alcibiade (voir notamment 128 d-e), ainsi que chez Aristote (voir en particulier Protreptique, ff. 6 (B 61 et 62 Düring) où, parlant de l’âme « τὸ λόγον ἔχον καί διάνοιαν », Aristote écrit « καί γὰρ ἄυ τουτ’, οἶμαι, θείη τις, ὡς ἤτοι μόνον ἢ μάλιστα ἡμείς ἔσμεν τὸ μόριον τοῦτο »). Il reste que Plotin est le premier à thématiser la question de son identité, et à le distinguer tant de l’homme que de l’âme. Pour éviter toute confusion entre le pronom personnel français « nous » qui traduit le ἡμεῖς grec, et le terme grec νοῦς, qui désigne l’Intellect ou l’Esprit, on écrira le premier entre guillemets, et l’on conservera, pour le second, la graphie grecque. [AUBRY-T53]