595 — Eh bien, dis-je, j’ai sans doute nombre de raisons, quand je pense à la cité, de considérer que nous l’avons fondée le plus correctement du monde, mais j’en ai surtout quand j’envisage la question de la création poé- tique.
— Sur quel point en particulier ! dit-il.
— Notre refus de tout ce qui en elle est poésie mimé- tique. Car la nécessité de la refuser avec toute l’énergie du monde apparaît, me semble-t-il, b avec encore plus de clarté, à présent qu’ont été distinguées et séparées chacune des espèces de l’âme.
— En quoi ?
— Pour ne le dire qu’à vous — car vous ne me dénoncerez pas auprès des créateurs de tragédies, et de tous les autres spécialistes de l’imitation — toutes les imitations de ce genre sont apparemment une cause de destruction pour l’esprit de leurs auditeurs, je veux dire de tous ceux qui n’ont pas le contrepoison consistant à les connaître telles qu’elles se trouvent être en réalité.
— Quelle est la conception, dit-il, qui te fait parler ainsi ?
— Il faut que je le dise, repris-je. Cependant une certaine affection, et un certain respect, que depuis “mon enfance j’ai pour Homère, m’empêchent de parler. Car c’est bien lui, c semble-t-il, qui a été le premier maître, et le conducteur, de tous ces beaux poètes tragiques. Eh bien non, il ne faut pas faire passer le respect pour un homme avant celui qui est dû à la vérité. Allons, comme je viens de le dire, il faut parler.
— Oui, certainement, dit-il.
— Alors écoute, ou plutôt réponds à mes questions.
— Pose-les.
— Pourrais-tu me dire ce qu’est en général l’imitation ? Car moi-même je ne comprends pas tout à fait ce qu’elle cherche à être.
— Alors certes, dit-il, c’est moi qui le comprendrai !
— Il n’y aurait rien là d’étrange, dis-je, puisque dans beaucoup de cas ceux dont la vue est émoussée voient les choses 596 avant ceux dont la vue est perçante.
— Oui, c’est un fait, dit-il. Mais devant toi je ne serais même pas capable de parler, au cas où quelque chose m’apparaîtrait. Allons, vois toi-même.
— Veux-tu alors que nous commencions à examiner les choses selon notre méthode habituelle ? Nous avons en effet l’habitude de poser une forme unique, à chaque fois, pour chaque ensemble de choses multiples auxquelles nous attribuons le même nom. Ne comprends-tu pas ?
— Si, je comprends.
— Considérons alors, dans le cas présent aussi, l’ensemble de choses multiples que tu veux. Par exemple, si tu veux, il existe, n’est-ce pas, nombre de lits, et de b tables.
— Oui, forcément.
— Mais de formes, n’est-ce pas, pour ces meubles, il n’y en a que deux : une pour le lit, une pour la table.
— Oui.
— Or nous avons aussi l’habitude de dire que l’artisan de l’un et de l’autre objet, c’est en portant ses regards sur la forme, qu’il fabrique, pour l’un les lits, pour l’autre les “tables dont nous, nous faisons usage, et de la même façon les autres objets ? Car, n’est-ce pas, la forme elle-même, aucun des artisans ne la fabrique avec son art ? c Comment le pourrait-il ?
— D’aucune façon. Mais vois encore de quel nom tu nommes l’artisan que voici.
— Lequel ?
— Celui qui fait exister toutes les choses qu’avec leurs mains les ouvriers fabriquent, chacun de son côté.
— Tu parles là d’un homme habile et admirable !
— Ne dis encore rien, bientôt tu affirmeras qu’il est encore plus que cela. Car ce même ouvrier est capable non seulement de faire exister toutes les sortes d’objets, mais il fait aussi toutes les plantes qui sortent de la terre, et il fabrique tous les êtres vivants, les autres aussi bien que lui-même ; et en plus de cela il fabrique terre et ciel, et dieux, et tout ce qui est dans le ciel, et chez Hadès sous la terre.
— Tu parles là, d dit-il, d’un sophiste tout à fait merveilleux.
— Tu refuses de me croire ? répondis-je. Alors dis-moi : est-ce qu’il te semble totalement exclu qu’un tel artisan existe ? Ou bien te semble-t-il que d’une certaine façon pourrait exister quelqu’un capable de faire tout cela, mais d’une autre façon non ? Ne t’aperçois-tu pas que même toi tu serais capable de faire tout cela, du moins d’une certaine façon ?
— Mais quelle est cette façon-là ! dit-il.
— Elle n’est pas compliquée, dis-je ; c’est un artisanat qu’on exerce en tout lieu, et rapidement ; très rapidement même, à condition que tu veuilles bien prendre un miroir, et le faire tourner autour de toi ; aussitôt tu créeras e le “soleil et ce qui se trouve dans le ciel, aussitôt la terre, et aussitôt toi-même autant que les autres êtres vivants, les objets, les plantes, et tout ce dont on parlait à l’instant.
— Oui, dit-il, des choses qui paraissent, mais pas des choses qui véritablement soient réelles, n’est-ce pas ?
— Tu dis bien, répondis-je ; et par ton argument, tu en viens là où il faut en venir. Parmi de tels artisans, en effet, je crois qu’il y a aussi le peintre. N’est-ce pas ?
— Oui, forcément.
— Mais tu affirmeras, je crois, que quand il crée, il ne crée pas des choses véritables. Et cependant, en tout cas d’une certaine façon, le peintre lui aussi crée un lit. N’est-ce pas ?
— Oui, dit-il, lui aussi fait ce qui en tout cas paraît un lit.
— Mais que dire du fabricant de lits ? Ne disais-tu pas 597 à l’instant qu’il crée non pas la forme, qui, affirmons-nous, est ce qui est réellement un lit, mais qu’il crée un certain lit parmi d’autres ?
— Si, c’est ce que je disais.
— Par conséquent, si ce n’est pas ce qui est réellement qu’il fabrique, il ne saurait créer le réel, mais quelque chose qui est tel que ce qui est réel, sans être réel. Et si quelqu’un affirmait que l’ouvrage du fabricant de lits ou de quelque autre fabricant artisanal est parfaitement réel, il risquerait bien de ne pas dire vrai ?
— Non, il ne dirait pas vrai, reprit-il, en tout cas selon l’opinion de ceux qui s’occupent de ce genre d’arguments.
— Alors ne nous étonnons pas si cet objet lui aussi’ se trouve être quelque chose de peu net, en regard de la vérité. b Non, en effet.
— Veux-tu alors, dis-je, que sur ces mêmes bases nous recherchions, à propos de cet imitateur, ce qu’il peut bien être ? ”
— Si tu le veux, dit-il.
— Eh bien ces lits sont de trois genres. Le premier est celui qui est dans la nature, celui dont nous pourrions affirmer, je crois, que c’est un dieu qui l’a fabriqué. Qui d’autre ?
— Personne, je crois.
— Un autre est celui qu’a fabriqué le menuisier.
— Oui, dit-il.
— Et un enfin celui qu’a fabriqué le peintre. N’est-ce pas ?
— Admettons.
— Donc peintre, fabricant de lits, dieu, ces trois-là président à trois espèces de lits.
— Oui, ces trois-là.
— Le dieu, lui, soit c qu’il ne l’ait pas voulu, soit que quelque nécessité se soit imposée à lui de ne pas fabriquer plus d’un lit dans la nature, le dieu ainsi n’a fait que ce seul lit qui soit réellement lit, Mais le dieu n’a pas donné naissance à deux lits de cet ordre, ou à plus, et il est impossible qu’ils viennent à naître.
— Comment cela ? dit-il.
— C’est que, dis-je, s’il en créait ne fût-ce que deux, en apparaîtrait à nouveau un unique dont ces deux-là, à leur tour, auraient la forme, et ce serait celui-1h qui serait ce qui est réellement un lit, et non pas les deux autres.
— C’est exact, dit-il.
— Sachant donc cela, je crois, le dieu, qui voulait d être réellement le créateur d’un lit qui fût réellement, et non pas d’un lit parmi d’autres ni un créateur de lit parmi d’autres, a fait naître celui-là, qui est unique par nature.
— Oui, c’est sans doute cela.
— Eh bien veux-tu que nous lui donnions le nom d’auteur naturel de cet objet, ou quelque autre nom de ce genre ? ”
— Oui, ce serait juste, dit-il, puisque c’est bien par nature qu’il l’a créé, aussi bien que toutes les autres choses.
— Et quel nom donner au menuisier ? N’est-ce pas celui d’artisan du lit ?
— Si.
— Et le peintre, sera-t-il lui aussi l’artisan, et le créateur d’un tel objet ?
— Non, d’aucune façon.
— Que déclareras-tu alors qu’il est, par rapport au lit ?
— Voici, dit-il, à mon avis le nom le plus approprié dont on pourrait le nommer : imitateur de ce dont eux sont les artisans.
— Soit, dis-je. Donc tu nommes imitateur l’homme du troisième degré d’engendrement à partir de la nature ?
— Oui, exactement, dit-il.
— C’est donc aussi ce que sera le faiseur de tragédies, si l’on admet que c’est un imitateur : par sa naissance il sera en quelque sorte au troisième rang à partir du roi et de la vérité ; et de même pour tous les autres imitateurs.
— Oui, c’est bien probable.
— Nous voilà donc tombés d’accord sur l’imitateur. Mais dis-moi, 598 à propos du peintre : te semble-t-il entreprendre d’imiter, pour chaque chose, cela même qu’elle est par nature, ou bien les ouvrages des artisans ?
— Les ouvrages des artisans, dit-il.
— Tels qu’ils sont, ou tels qu’ils apparaissent ? Tu dois en effet faire encore cette distinction.
— En quel sens l’entends-tu ? dit-il.
— En ce sens-ci : un lit, que tu le regardes de côté, de face, ou sous n’importe quel angle, diffère-t-il de lui-même en quoi que ce soit, ou bien n’en diffère-t-il en rien, mais apparaît-il seulement différent ? Et de même pour les autres objets ?
— C’est la seconde réponse, dit-il : il apparaît différent, mais ne diffère en rien. ”
— Alors b examine ce point précisément : dans quel but a été crdé l’art de peindre, pour chaque chose : en vue d’imiter ce qui est, tel qu’il est, ou bien ce qui apparaît, tel qu’il apparaît ? est-il une imitation de la semblance, ou de la vérité ?
— De la semblance, dit-il.
— Par conséquent l’art de l’imitation est assurément loin du vrai et, apparemment, s’il s’exerce sur toutes choses, c’est parce qu’il ne touche qu’à une petite partie de chacune, et qui n’est qu’un fantôme. Ainsi le peintre, affirmons-nous, nous peindra un cordonnier, un menuisier, les autres artisans, alors qu’il c ne connaît rien à leurs arts. Cependant, pour peu qu’il soit bon peintre, s’il peignait un menuisier et le leur montrait de loin, il pourrait tromper au moins les enfants et les fous, en leur faisant croire que c’est véritablement un menuisier.
— Oui, forcément.
— Eh bien, mon ami, voici, je crois, ce qu’il faut penser de toutes les choses de ce genre. Lorsque quelqu’un nous annonce, en parlant d’un certain homme, avoir rencontré en lui un homme qui connaît tous les arts et tous les autres savoirs que tel ou tel possède, chacun pour sa part, un homme d dont il n’est rien qu’il ne connaisse plus exactement que quiconque, il faut lui répliquer qu’il est un naïf, et qu’il a apparemment rencontré un sorcier, un imitateur, et s’est si bien laissé tromper par lui, que ce dernier lui a semblé être un expert universel, parce que lui-même n’est pas capable de distinguer le savoir du manque de savoir et de l’imitation.
— C’est tout à fait vrai, dit-il.
— Eh bien, dis-je, ce qu’il faut examiner après cela, c’est la tragédie ainsi que son chef de file, Homère, puisque nous entendons dire par certains que ce sont eux, les tragiques, qui connaissent tous e les arts, toutes les choses humaines en rapport avec l’excellence et le vice, et bien sûr toutes les choses divines. En effet, disent-ils, le “bon poète doit nécessairement, s’il veut faire une belle création poétique dans les sujets qu’il traite, créer en connaissance de cause, ou alors il ne sera pas capable de créer. Il faut donc examiner si ces gens-là, quand ils ont rencontré ces imitateurs, ne se sont pas laissé tromper, et si, quand ils regardent 599 leurs ouvrages, ils n’oublient pas de s’apercevoir que ces derniers sont éloignés de trois niveaux de ce qui est réellement, et qu’il est facile de les fabriquer sans connaître la vérité — car ce sont des semblances qu’ils créent, et pas des choses qui existent réellement — ou alors s’ils disent quelque chose de valable, et si réellement les bons poètes connaissent ce dont, de l’avis de la plupart des gens, ils parlent bien.
— Oui, tout à fait, dit-il, il faut procéder à cet examen.
— Crois-tu alors que si quelqu’un était capable de créer l’un et l’autre, à la fois ce qui sera imité, et son fantôme, il se laisserait aller à travailler sérieusement dans la fabrication des fantômes, et mettrait cela au premier plan de sa propre vie, comme b ce qu’il a de meilleur ?
— Non, moi je ne le crois pas.
— Mais ce que je crois, moi, c’est que s’il était vraiment savant dans les choses qu’il imite, il exercerait son sérieux bien plutôt dans le domaine des faits que dans celui des imitations, il tenterait de laisser nombre d’actes mémorables en souvenir de lui-mêrne, et aurait à cœur d’être plutôt celui dont on fait l’éloge que celui qui fait l’éloge.
— Oui, je le crois, dit-il. Car l’honneur et le profit ne sont pas à égalité dans les deux cas.
— Par conséquent, de façon générale, ne demandons pas de comptes à Homère ni à aucun autre des poètes, c en cherchant à savoir si tel d’entre eux était spécialiste en médecine, et pas seulement imitateur des discours médicaux, ou bien, à propos d’un poète parmi les plus anciens “ou parmi les plus récents, à quels malades on dit qu’il a rendu la santé, comme l’a fait Asclépios, ou quels élèves dans l’art médical il a laissés, comme Asclépios a laissé ses successeurs ; et ne leur posons pas non plus de questions quant aux autres arts, laissons-les tranquilles là-dessus. En revanche, sur les sujets les plus importants et les plus beaux qu’Homère entreprend de traiter, à savoir les guerres et les campagnes militaires, l’administration des cités, et d l’éducation de l’homme, il est juste, n’est-ce pas, de le questionner en ces termes : ” Cher Homère, si vraiment tu n’es pas éloigné de trois degrés de la vérité en ce qui concerne l’excellence, comme un fabricant de fantômes (c’est ainsi que nous avons défini l’imitateur), mais de deux degrés, et si tu es capable de distinguer les occupations qui rendent les hommes meilleurs ou pires, dans la vie privée et dans la vie publique, dis-nous laquelle des cités a été mieux gouvernée grâce à toi, comme Lacédémone le fut grâce à Lycurgue , et nombre de cités, grandes ou petites, grâce à e nombre d’autres ? En ce qui te concerne, quelle cité te reconnaît comme ayant été un bon législateur, qui a rendu service à ses habitants P Pour Charondas, c’est l’Italie et la Sicile ; nous, nous reconnaissons Solon . Mais toi, lanquelle est-ce? ” Pourra-t-il en citer une ?
— Je ne crois pas, dit Glaucon. En tout cas les Homé- rides eux-emes n’en disent rien.
— Mais quelle guerre mentionne-t-on qui, du temps “d’Homère, 600 et sous sa direction ou avec la contribution de ses conseils, aurait été bien menée ’?
— Aucune.
— Mais pour ce qui est des œuvres de l’habileté humaine, y a-t-il des idées nombreuses et inventives dans les arts, ou dans certaines autres pratiques, qui lui soient attribuées, comme il y en a qui sont attribuées à Thalès de Milet ou au Scythe Anacharsis ?
— Absolument rien de tel. Mais alors si ce n’est pas dans l’espace public, dit-on que dans sa vie privée Homère en personne, de son vivant, ait pris la direction de l’éducation de certains hommes qui l’aimaient pour la relation qu’ils avaient avec lui, et qui auraient transmis à ceux qui les suivirent b une certaine voie “homérique ” de vie, comme le fit Pythagore, qui lui-même fut aimé exceptionnellement pour cela, et dont les successeurs aujourd’hui encore, qui nomment “pythagoricien ” leur mode de vie, semblent avoir quelque trait qui les distingue parmi les autres hommes ?
— Non, dit-il, là non plus on ne dit rien de tel. En effet, Socrate, peut-être Créophyle , le compagnon d’Homère, paraîtrait-il encore plus ridicule pour son éducation que pour son nom, si ce qu’on rapporte d’Homère était vrai. On rapporte en effet que Créophyle lui-même, c tant qu’Homère vécut , le négligea complètement.
”
— Oui, c’est ce qu’on rapporte, dis-je. Eh bien crois-tu, Glaucon, que si Homère avait été réellement à même d’éduquer les hommes et de les rendre meilleurs, parce qu’il aurait été capable sur ces sujets non pas d’imiter, mais de connaître, il ne se serait pas fait de nombreux compagnons, qui l’auraient tenu en estime et en affection ? Protagoras d’Abdère, tu le sais, Prodicos de Céos , et un très grand nombre d’autres, sont capables d’imposer à leurs contemporains, d en s’entretenant en privé avec eux, l’idée qu’ils ne seront à même de gouverner ni leur maison ni leur cité si eux-mêmes ne sont pas chargés de superviser leur éducation, et ils se font tellement aimer pour ce savoir-là que c’est tout juste si leurs compagnons ne les portent pas en procession sur leurs épaules. Tandis qu’Homère, lui, en admettant qu’il ait été vraiment à même d’aider les hommes à aller vers la vertu, ses contemporains l’auraient laissé, ou Hésiode aussi bien, réciter ses rhapsodies en parcourant la terre ? Ils ne se seraient pas attachés à ces poètes plus qu’à l’or, et ne les auraient pas contraints à rester sur place, chez eux ? e ou bien, s’ils n’étaient pas parvenus à les en persuader, ils ne se seraient pas faits eux-mêmes leurs pédagogues pour les accompagner partout où ils seraient allés, jusqu’à avoir reçu une part suffisante d’éducation ?
— Si, Socrate, dit-il, à mon avis tu dis là tout à fait vrai. ”
— Devons-nous poser par conséquent que tous les spécialistes de poésie, à commencer par Homère, sont des créateurs de fantômes de l’excellence, comme de fantômes des autres thèmes de leurs compositions, mais qu’ils ne touchent pas à la vérité : comme nous le disions à l’instant, le peintre fera ce qui donne l’impression d’être 601 un cordonnier, alors que lui-même ne s’y entend pas en cordonnerie, et qu’il fait cela pour des gens qui ne s’y entendent pas, mais qui regardent les choses en se fondant sur les couleurs et sur les attitudes ?
— Oui, certainement.
— De même, je crois, nous affirmerons que le spécialiste de poésie lui aussi applique certaines couleurs, correspondant à chacun des artisanats, en se servant des mots et des phrases, alors que lui-même ne s’entend qu’à imiter, si bien qu’il semble aux autres, ceux qui regardent les choses en se fondant sur les paroles, parler tout à fait bien, qu’il parle de cordonnerie, pourvu que ce soit en mesure et en rythme, et harmonieusement, ou b de stratégie, ou de n’importe quoi d’autre. Tant ces choses en elles-xnêmes possèdent par nature un grand charme. Car quand les expressions des poètes sont dépouillées des colorations de la musique, et qu’elles sont énoncées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, tu sais, je crois, quelle apparence elles ont. Car tu l’as constaté, n’est-ce pas ?
— Oui, dit-il.
— Eh bien, dis-je, elles ressemblent aux visages de ceux qui ont l’éclat de la jeunesse, mais qui sont sans beauté, tels qu’on finit par les voir lorsque leur fleur les a quittés ?
— Oui, exactement, dit-il.
— Eh bien va, considère ceci : le créateur du fantôme, l’imitateur, affirmons-nous, ne s’entend en rien à ce qui est réellement, mais à ce qui paraît. c N’est-ce pas ? ”
— Oui.
— Alors ne laissons pas cela dit à moitié, mais examinons la chose à fond.
— Parle, dit-il.
— Le peintre, affirmons-nous, peindra des rênes, ou un mors ?
— Oui.
— Mais ceux qui les fabriquent sont le cordonnier et le forgeron ?
— Oui, certainement.
— Eh bien, celui qui s’entend à dire comment doivent être les rênes et le mors, est-ce le peintre ? N’est-ce pas plutôt, non pas même celui qui les a fabriqués, à savoir le forgeron, ou le sellier, mais celui-là seul qui sait en faire usage, à savoir le spécialiste du cheval ?
— Si, c’est tout à fait vrai.
— Eh bien ne devons-nous pas affirmer qu’il en va de même pour toutes choses ?
— Comment cela ? d — En disant que pour chaque chose il y a trois arts : celui qui saura en faire usage, celui qui saura la fabriquer, celui qui saura l’imiter ?
— Oui.
— Or l’excellence, la beauté, et la rectitude de chaque objet, de chaque être vivant, de chaque action, à quoi se rapportent-elles, sinon à l’usage pour lequel chacun est fabriqué, ou est né naturellement ?
— En effet.
— Il y a donc toute nécessité que pour chaque chose, celui qui en fait usage soit le plus expérimenté, et qu’il devienne le messager, capable d’expliquer à qui le fabrique ce qu’il fait de bon ou de mauvais, du point de vue de l’usage qu’en fait l’usager. Par exemple, le joueur de flûte est en quelque sorte le messager qui vient parler au fabricant de flûtes des flûtes qui lui serviront e dans le jeu de la flûte, et il lui prescrira comment il doit les fabriquer, tandis que l’autre se mettra à son service. ”
— Oui, forcément.
— Par conséquent, c’est celui qui sait qui sert de messager pour parler des flûtes de bonne et de mauvaise qualité, et l’autre les fabriquera, en suivant les conseils du premier ?
— Oui.
— Dès lors, à propos du même objet, celui qui le fabrique aura une croyance correcte sur sa beauté ou sa médiocrité, pour autant qu’il sera en rapport avec celui qui sait, et qu’il sera contraint d’écouter 602 celui qui sait ; tandis que c’est celui qui en fait usage qui aura le savoir.
— Oui, exactement.
— Mais l’imitateur ? aura-t-il, sur la base de l’usage, un savoir sur les choses au sujet desquelles il écrit ou peint, l’informant si elles sont belles et correctes ou non, ou bien une opinion correcte née d’une relation nécessaire avec celui qui sait, qui lui prescrirait lesquelles décrire ou dépeindre ?
— Ni l’un ni l’autre.
— Par conséquent, l’imitateur n’aura ni savoir ni opinion correcte sur les choses qu’il imite, concernant leur beauté ou leur mauvaise qualité.
— Apparemment pas.
— Plaisant personnage que le spécialiste de l’imitation en poésie, pour ce qui est de se connaître aux choses qu’il traite !
— Non, pas précisément.
— Et pourtant, b sans aucun doute, il pratiquera l’imitation, alors qu’il ne sait pas, à propos de chaque chose, à quoi elle doit sa mauvaise ou sa bonne qualité. Mais, selon toute apparence, c’est ce qui paraît être beau à la masse de ceux qui ne connaissent rien qu’il imitera.
— Oui, car que pourrait-il imiter d’autre ?
— Eh bien, dès lors, à ce qui apparaît, nous voilà parvenus à un accord convenable sur ce point : à savoir que le spécialiste de l’imitation ne connaît rien qui vaille “aux choses qu’il imite, mais que l’imitation est un jeu puéril, pas une chose sérieuse ; à savoir aussi que ceux qui s’attachent à la poésie tragique, en iambes et en vers épiques, sont tous des spécialistes de l’imitation autant qu’on peut l’être.
— Oui, exactement.
c — Au nom de Zeus, dis-je, cette activité d’imiter-là a bien à voir avec ce qui est éloigné de la vérité au troisième degré ? N’est-ce pas ?
— Oui.
— Eh bien, sur laquelle des choses qui composent l’homme se trouve-t-elle avoir la puissance qu’elle a ?
— De quoi veux-tu parler ?
— À peu près de ceci : la même grandeur, selon qu’elle est vue de près, ou de loin, ne paraît pas égale, n’est-ce pas ?
— Non, en effet.
— Et les mêmes choses, quand on les regarde dans l’eau, ou à l’extérieur de l’eau, paraissent courbées, ou droites, et aussi creuses, ou bombées, à cause cette fois de l’illusion d’optique liée aux couleurs, et il est bien visible d que tout trouble de ce genre se situe à l’intérieur de l’âme. Or, c’est en exploitant cette sensibilité de notre nature que la peinture en trompe l’œil ne laisse rien à envier à la sorcellerie, comme le font aussi la démonstration de marionnettes et tous les autres procédés de ce genre.
— Oui, c’est vrai.
— Or, la mesure, le comptage, la pesée, ne sont-ils pas apparus comme les secours les plus bienfaisants contre ce risque, pour faire que ce qui dirige en nous soit, non pas l’apparence de grandeur, ou de petitesse, ou de nombre, ou de poids, mais l’clément qui se fonde sur le calcul et la mesure, ou bien encore sur la pesée ?
— Si, bien sûr. e — Mais cela, n’est-ce pas, c’est la fonction de l’élément qui, dans l’âme, est apte au calcul. ”
— Oui, c’est la sienne, en effet.
— Et pourtant il arrive souvent, quand il a mesuré et fait savoir que telles choses sont plus grandes ou plus petites que d’autres, ou égales à elles, que le contraire lui apparaisse en même temps, concernant les mêmes choses.
— Oui.
— Or, nous avons affirmé qu’il était impossible, au même élément, d’opiner en sens opposés sur les mêmes choses ?
— Et nous avons eu raison de l’affirmer, 603 — Par conséquent, l’élément de l’âme qui opine contrairement à l’opération de mesure ne saurait être le même que celui qui le fait en accord avec la mesure.
— Non, en effet.
— Mais, sans doute, celui qui fait confiance à la mesure et au raisonnement serait ce qu’il y a de meilleur dans l’âme.
— Oui, bien sûr.
— Par conséquent, celui qui s’oppose à ce dernier doit faire partie de ce qui, en nous, est de mauvaise qualité.
— Oui, nécessairement.
— Eh bien, c’est parce que je voulais nous faire tomber d’accord sur ce dernier point, que j’ai dit que l’art de peindre et en général l’art de l’imitation effectuait son ouvrage à distance de la vérité, et qu’au contraire c’est avec ce qui, b en nous, est à distance de la réflexion qu’il était en relation, car il n’est le compagnon ni l’ami de rien de sain ni de vrai.
— Oui, c’est tout à fait cela, dit-il.
— Etant de mauvaise qualité, s’unissant à ce qui est de mauvaise qualité, ce sont des choses de mauvaise qualité qu’engendre l’art d’imiter.
— Apparemment.
— Est-ce le cas, dis-je, seulement de l’art d’imiter lié à la vue, ou aussi de celui qui est lié à l’ouïe, que nous nommons poésie ? ”
— Il est vraisemblable, dit-il, que c’est aussi le cas de cette dernière.
— Pourtant, dis-je, ne nous fions pas seulement à ce qui paraît vraisemblable en nous fondant sur le cas de la peinture, mais allons aussi jusqu’à cette partie c de la pensée avec laquelle est en relation l’art d’imiter en poésie, et voyons si cet art est chose médiocre, ou chose sérieuse.
— Eh bien oui, c’est ce qu’il faut faire.
— Alors posons les choses de la façon suivante : l’art d’imiter, affirmons-nous, imite des hommes qui accomplissent des actions violentes ou volontaires, qui croient avoir réussi ou échoué dans leurs actions, et qui, dans tout cela, éprouvent du chagrin, ou de la joie. Peut-on y trouver autre chose que cela ?
— Non, rien.
— Eh bien, dans tous ces cas, l’homme a-t-il une disposition d’esprit accordée avec elle-même ? d Ou bien, de la même façon qu’il y avait dissension interne dans sa vision, et qu’il avait en lui-même en même temps des opinions opposées sur les mêmes choses, de même, dans les actions aussi, est-il en dissension interne, et se combat-il lui-même ? Mais je me remémore qu’au moins sur ce point nous n’avons nul besoin de nous mettre d’accord à pré- sent; en effet, plus tôt dans le dialogue, nous nous sommes suffisamment mis d’accord sur tout cela, en reconnaissant que notre âme déborde de dix mille oppositions de ce genre qui surgissent en même temps.
— Et nous avons eu raison, dit-il.
— Nous avons eu raison, en effet, dis-je. Mais ce que nous avons laissé de côté à ce moment-là, e il me semble nécessaire de l’exposer à présent.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.
— Un homme digne de ce nom, dis-je, à qui échoit un malheur, comme de perdre un fils ou quelque autre des êtres à qui il tient le plus, nous avons dit à ce moment-là, “n’est-ce pas, qu’il le supporterait plus facilement que les autres hommes.
— Oui, certainement.
— Mais à présent examinons ce qui suit : s’il n’éprouvera aucune souffrance, ou bien, cela étant impossible, s’il imposera seulement quelque mesure à son chagrin.
— C’est plutôt cette dernière hypothèse qui est la vraie, dit-il. 604 — À présent dis-moi ceci à son sujet : crois-tu qu’il luttera et se tendra plus contre son chagrin quand il sera sous le regard de ses semblables, ou lorsqu’il se trouvera seul avec lui-même dans un lieu désert ?
— Il le surmontera sans doute bien plus quand il sera regardé, dit-il.
— Tandis que quand il sera isolé, il osera prononcer beaucoup de paroles qu’il aurait honte de prononcer si quelqu’un pouvait l’entendre, et fera beaucoup de choses qu’il ne supporterait pas qu’on le voie faire.
— Oui, c’est cela, dit-il.
— Or, ce qui lui enjoint de tendre ses forces pour résister, c’est la raison et la loi, tandis que ce qui l’entraîne b vers le chagrin, c’est la souffrance elle-même ?
— C’est vrai.
— Mais lorsqu’une pulsion contradictoire s’exerce dans l’homme en même temps autour de la même chose, nous affirmons qu’il y a nécessairement là deux éléments.
— Oui, forcément.
— Or l’un d’eux est prêt à obéir à la loi, où que la loi le conduise ?
— En quel sens dis-tu cela ?
— La loi dit, n’est-ce pas, que ce qu’il y a de plus beau, c’est de rester calme au milieu des malheurs, et de ne pas s’irriter, dans l’idée que ce qu’il y a de bien ou de mal, dans de pareilles épreuves, on ne le perçoit pas du premier coup d’œil ; et que celui qui les supporte mal n’en est pas plus avancé ; que rien, dans les affaires humaines, ” c ne mérite d’être pris avec grand sérieux ; et que ce qui, en l’occurrence, devrait venir le plus vite possible nous assister, le chagrin l’entrave.
— De quoi veux-tu parler ? dit-il.
— De la réflexion sur ce qui est advenu, dis-je ; elle consiste, comme lorsque les dés sont tombés, à situer les affaires que l’on a en fonction de ce qui est échu, de la façon que la raison choisit comme devant être la meilleure. Au lieu, comme des enfants qui se sont heurtés à quelque chose, de se tenir la partie qui a été frappée et de passer son temps à crier, habituer toujours son âme à s’apprêter le plus vite d possible à guérir et à redresser ce qui est tombé, et qui est malade, en ayant recours à l’art de guérir et en éliminant les chants de plainte.
— Oui, ce serait sans doute la façon la plus correcte de se comporter face aux coups du sort, dit-il.
— Or, affirmons-nous, c’est l’élément le meilleur qui consent à suivre ce raisonnement. Oui, évidemment.
— Mais ce qui nous conduit aux ressassements de la souffrance et aux plaintes, sans jamais s’en rassasier, ne déclarerons-nous pas que c’est l’élément étranger à la raison, paresseux, et qui se complaît dans la lâcheté ?
— Si, c’est ce que nous déclarerons.
— Donc, la première disposition se prête à une imitation multiple e et diversifiée, c’est la disposition encline à l’irritation ; tandis que le caractère réfléchi et paisible, étant constamment à peu près égal à lui-même, n’est ni facile à imiter, ni aisé à reconnaître quand on l’imite, surtout pour une assemblée de fête et pour des hommes de toute sorte rassemblés dans des théâtres. Car cette imitation vise un état d’esprit qui n’est guère le leur, 605 — Oui, exactement.
— Le poète apte à l’imitation, lui, ce n’est visiblement pas vers un tel état de l’âme que sa nature s’oriente, et ce n’est pas à cet état d’esprit que son savoir-faire vise à “plaire, s’il veut gagner une bonne réputauon auprès de la masse; mais c’est au caractère enclin à l’irritation et contrasté, qui se prête bien à l’imitation.
— Oui, visiblement.
— Il serait par conséquent juste que maintenant nous nous intéressions à lui, et que nous le placions symétriquement par rapport au peintre, comme son antistrophe . En effet il lui ressemble en ce qu’il fabrique des choses médiocres, sous le rapport de la vérité ; et il se rapproche de lui également par les relations qu’il entretient avec cet autre élément de b l’âme qui est du même ordre que lui, au lieu d’en entretenir avec le meilleur. Et ainsi désormais c’est en toute justice que nous pourrions refuser de l’accueillir dans une cité qui doit être gouvernée par de bonnes lois, puisqu’il éveille cet élément de l’âme, le nourrit et, le rendant robuste, détruit l’élément consacré à la raison ; comme lorsque dans une cité, en donnant du pouvoir aux méchants, on leur livre la cité, et qu’on mène à leur perte les hommes plus appréciables. Nous affirmerons de la même façon que le poète spécialiste de l’imitation fait entrer lui aussi un mauvais régime politique dans l’âme individuelle de chacun : il est complaisant avec ce qu’il y a de déraisonnable en elle, qui ne reconnaît c ni ce qui est plus grand ni ce qui est plus petit, mais pense les mêmes choses tantôt comme grandes, tantôt comme petites ; et il fabrique fantomatiquement des fantômes, qui sont tout à fait éloignés de ce qui est vrai.
— Oui, exactement.
— Cependant nous n’avons pas encore porté contre la poésie la plus grave des accusations. En effet, son aptitude à corrompre même les hommes dignes de ce nom, en dehors d’un très petit nombre d’entre eux, cela est à coup sûr tout à fait effrayant. “Ce l’est certainement, si elle est vraiment capable d’avoir cet effet.
— Ecoute-moi, et réfIéchis. Les meilleurs d’entre nous, n’est-ce pas, quand nous entendons Homère, ou un quelconque des fabricants de tragédies , d imiter un des héros, qui est plongé dans la souffrance et qui, au milieu de ses gémissements, développe une longue tirade, ou encore qu’on voit ces héros chanter tout en se frappant la poitrine, tu sais que nous y prenons du plaisir, que nous les suivons en nous abandonnant, en souffrant avec eux, et qu’avec le plus grand sérieux nous louons comme bon poète celui qui sait nous mettre le plus possible dans un tel état.
— Oui, je le sais ; comment pourrais-je l’ignorer ?
— Mais quand à l’un d’entre nous survient un chagrin qui lui est personnel, tu penses bien qu’au contraire nous cherchons à faire belle figure par l’attitude opposée, consistant à être capable d’endurer calmement, e dans l’idée que c’est là le propre d’un homme, tandis que l’autre attitude, celle que nous louions alors, est celle d’une femme.
— Oui, je le pense bien, dit-il.
— Alors, dis-je, cet éloge est-il admissible, qui consiste, quand on voit un homme tel qu’on ne daignerait pas être soi-même — on en aurait honte -, à y prendre du plaisir, au lieu d’en être dégoûté, et à en faire l’éloge ?
— Non, par Zeus, dit-il, cela ne semble guère raisonnable. 606 — En effet, dis-je, en tout cas si tu examines la chose de la façon suivante.
— Laquelle ?
— Si tu réfléchis que l’élément que nous cherchons à contenir par la force, à ce moment-là, dans nos malheurs “personnels, l’élément qui aspire à pleurer et à se lamenter tout son content, et à s’en rassasier, étant par nature apte à désirer ces satisfactions-là, c’est l’élément qui est assouvi et satisfait par les poètes ; tandis que la part de nous-mêmes qui est par nature la meilleure, n’ayant pas été suffisamment éduquée par la raison ni par l’habitude, relâche sa garde sur cet élément plaintif, du fait que les souffrances b qu’il contemple seraient celles d’autrui, et que ce n’est en rien déshonorant pour soi-même, quand on voit un autre homme, qui affirme être un homme de bien, souffrir hors de propos, que de le louer et de le plaindre ; il pense qu’il en tire ce profit qu’est le plaisir, et il refuserait de s’en priver en condamnant le poème tout entier. Car je crois qu’il n’est donné en partage qu’à peu de gens d’aboutir à la conclusion que la jouissance passe nécessairement de ce qui concerne autrui à ce qui vous concerne vous-même : quand on a renforcé en soi l’élé- ment qui s’apitoie, en le nourrissant de ces souffrances-là, il n’est pas facile de le contenir lors de ses propres souffrances à soi.
— C’est tout à fait vrai, c dit-il.
— Or le même argument ne vaut-il pas aussi pour ce qui porte à rire ? Ainsi, quand il y a des choses que toi-même tu aurais honte de dire pour faire rire, mais qui, quand tu les entends lors d’une imitation comique, ou encore en privé, te réjouissent fort, et que tu ne les détestes pas en les jugeant odieuses, ne fais-tu pas alors la même chose que pour ce qui provoque la pitié ? Cette part en toi qui voulait faire rire, et que dans le premier cas tu contenais par la raison, craignant d’être pris pour un bouffon, voilà qu’inversement tu la laisses faire, et lui ayant donné là-bas une vigueur juvénile, souvent tu ne t’aperçois pas que tu t’es emporté parmi tes proches jusqu’à devenir un fabricant de comédies.
— Exactement, dit-il. d — Et à l’égard des plaisirs d’Aphrodite, de l’esprit “combatif, et de toutes les choses dans l’âme qui touchent au désir, au chagrin, et au plaisir, choses dont nous affirmons qu’elles sont pour nous liées à chacune de nos actions, n’est-ce pas le même argument qui vaut, à savoir que l’imitation poétique a sur nous le même genre d’effets ? Elle nourrit ces affections en les irriguant, quand il faudrait les assécher, et en fait nos dirigeants, alors qu’il faudrait que ce soit elles qui soient dirigées, pour que nous devenions meilleurs et plus heureux, au lieu de devenir pires et plus malheureux.
— Je ne saurais dire les choses autrement, dit-il.
— Par conséquent, Glaucon, dis-je, lorsque e tu rencontreras des gens qui font l’éloge d’Homère, qui disent que ce grand poète a éduqué la Grèce, et que, s’agissant de l’administration et de l’éducation des affaires humaines, il mérite qu’on le choisisse, pour l’étudier, et pour vivre en conformant toute sa vie à l’enseignement de ce poète, 607 il faudra certes les embrasser affectueusement comme des hommes qui sont les meilleurs qu’ils peuvent être, et leur accorder qu’Homère est le plus poétique et le premier des fabricants de tragédies, mais il faudra savoir qu’en fait de poésie ce sont seulement des hymnes aux dieux et des éloges des hommes de bien qu’il faut accepter dans la cité. Si par contre tu accueilles la Muse vouée au plaisir, en vers lyriques ou épiques, sache que c’est le plaisir et le chagrin que tu feras régner dans la cité, au lieu de la loi, et de l’argument cansidéré collectivement comme le meilleur dans chaque occasion.
— C’est tout à fait vrai, dit-il.
b — Eh bien, dis-je, que cela soit notre justification, puisque nous sommes revenus sur le sujet de la poésie, du bien-fondé du geste par lequel nous l’avons alors expulsée de la cité, étant donné ce qu’elle était, C’est l’argument, en effet, qui l’exigeait de nous. Et disons encore à la poésie, afin qu’elle n’aille pas condamner en nous une certaine raideur et une certaine grossièreté, qu’il est “ancien, le différend entre la philosophie et la création poétique. En effet, “la chienne aboyant contre son maître ” , “glapissante ” , et “l’homme qui n’est grand que dans les paroles vaines des insensés ” , et “la foule des puissants c trop malins ” , et ceux qui “élucubrent subtilement ” parce qu’en fait “ils sont dans le besoin ” , et des milliers d’autres expressions sont les signes de l’opposition ancienne qui existe entre elles. Proclamons cependant que de notre côté en tout cas, si l’art de la poésie orientée vers le plaisir, si l’imitation, avait quelque argument à avancer, pour prouver qu’il faut qu’elle existe dans une cité dirigée par de bonnes lois, nous aurions plaisir à l’accueillir, car nous sommes conscients d’être nous-mêmes sous son charme. Cependant, ce qui vous semble vrai, il est impie de le trahir. Et toi, mon ami, n’es-tu pas toi aussi sous son charme, et surtout d quand tu l’envisages à travers Homère ?
— Si, tout à fait.
— Il est donc juste qu’elle revienne de cette façon, une fois qu’elle aura présenté sa justification, que ce soit en vers lyriques ou dans d’autres vers ?
— Oui, certainement.
— Et nous accorderions sans doute aussi à ceux parmi ses protecteurs qui ne sont pas spécialistes de poésie, mais qui ont le goût de la poésie, le droit de parler pour elle, en prose, pour prouver qu’elle est non seulement agréable, mais aussi avantageuse aux régimes politiques et à la vie humaine. Et c’est avec bienveillance que nous les écouterons. Car nous y gagnerons, n’est-ce pas, s’il apparaît qu’elle est non seulement e agréable, mais aussi avantageuse. ”
— Comment n’y gagnerions-nous pas ? dit-il.
— Et sinon, mon cher camarade, nous ferons comme ceux qui, ayant jadis éprouvé de l’amour, lorsqu’ils en sont venus à penser que leur amour n’est pas à leur avantage, se font sans doute violence à eux-mêmes, mais ne manquent cependant pas de s’en écarter ; nous aussi, pareillement, à cause de l’amour d’une telle poésie, amour venu en nous de la façon dont nous avons été élevés dans les beaux régimes politiques, 608 nous serons sans doute bien contents qu’elle apparaisse comme très bonne et très vraie ; mais tant qu’elle ne sera pas capable de présenter sa justification, nous l’écouterons sans cesser de nous chanter cet argument que nous disons, cette incantation, et en prenant garde de ne pas retomber dans notre amour d’enfance qui est aussi celui de la plupart des gens. Nous chanterons qu’il ne faut pas traiter avec sérieux une telle création poétique, comme si elle touchait à la vérité et était sérieuse, mais que celui qui l’écoute doit être sur ses gardes, s’il craint b pour le régime politique qui est en lui, et qu’il doit avoir pour loi ce que nous avons dit au sujet de la poésie.
— Je suis tout à fait de cet avis, dit-il.
— C’est que la compétition est importante, dis-je, mon ami Glaucon, elle est importante, plus qu’il ne le semble, cette compétition dont l’enjeu est de savoir si l’on va devenir honnête, ou mauvais. Si bien que ni les honneurs, ni l’argent, ni aucune fonction de direction, ni non plus certainement l’art de la poésie, ne méritent qu’on se laisse emporter par eux pour négliger la justice et le reste de l’excellence.
— Je suis du même avis que toi, dit-il, sur la base de ce “que nous avons exposé. Et je crois que n’importe qui d’autre le serait.